CHAPITRE IV
Il était un peu moins de vingt-six heures lorsque le shangrin Oormigshank quitta l'express souterrain à la gare de Gromilak. La tête droite, savourant la précipitation inquiète avec laquelle la foule s'écartait sur son passage, il gravit lentement les degrés de béton du grand escalier qui menait à la surface. Les officiers supérieurs venaient rarement dans cette petite ville isolée, à la population essentiellement composée de civils, mais ils y étaient visiblement tout aussi craints et respectés que partout ailleurs sur la planète. Le contraire aurait d'ailleurs été étonnant, Batoog vivant depuis des millénaires sous le pouvoir sans faille de son oligarchie galonnée.
La nuit était déjà tombée à cette longitude, et les étoiles scintillaient dans le ciel dégagé, dessinant les constellations dont les Batoogshans avaient si longtemps été privés par l'écran qui, quelques jours plus tôt encore, isolait leur planète du reste de l'Univers : la Massue, le Glaive, l'Ecorcheur, la Hache — et, se levant à l'horizon oriental, l'Ennemi Vaincu, où la tache écarlate d'un amas globulaire figurait une blessure mortelle. Cette vision redonna de l'énergie au shangrin ; c'était, entre autres, pour avoir le droit de lever les yeux vers les étoiles que son peuple se battait aujourd'hui.
Avisant un simple soldat à l'uniforme honteusement chiffonné, l'officier lui fit signe de s'approcher. L'individu en question obéit avec une désinvolture tout à fait anormale, alors qu'il aurait dû courber l'échiné, ou du moins baisser les yeux pour marquer son respect et sa soumission devant un gradé. A la différence des civils qu'Oormigshank avait croisés jusque-là, il ne paraissait pas éprouver la moindre crainte. Cette constatation mit l'officier mal à l'aise.
— Dagsheen Mabanghi, se présenta le soldat en posant une main palmée sur sa poitrine, là où battait son cœur principal. A vos ordres.
Oormigshank répondit solennellement à son salut — puis, tirant soudain son fouet, en frappa à deux reprises l'insolent bidasse, qui encaissa les coups avec un mélange de surprise et d'indignation.
— Hé, ça ne va pas ? s'écria-t-il, tandis que ses yeux viraient au vert sous l'effet de la douleur.
— Manquement aux formes établies à l'égard d'un supérieur de haut grade, laissa tomber le shangrin en repliant la longue lanière en boyau de kirghyz. J'aurais pu ajouter impudence et négligence, ajouta-t-il en désignant les plis qui marquaient l'uniforme du dagsheen, mais vous avez de la chance : non seulement je suis de bonne humeur en ce moment, mais j'ai aussi besoin de vous.
Mabanghi le considérait avec incrédulité, la bouche entrouverte sur une langue en tire-bouchon — laquelle, plus encore que les écailles cuivrées autour de ses globes oculaires, indiquait de toute évidence son appartenance à l'ethnie polaire, une ethnie dont les individus avaient depuis des temps immémoriaux la réputation de ne pas être de bons citoyens. S'il fallait en croire les livres d'Histoire — et si le shangrin n'avait pas fait aveuglément confiance à leur contenu, il n'aurait pas occupé la position qui était la sienne au sein de la hiérarchie militaire —, ils avaient été les seuls à refuser la Théorie de la Guerre Totale à l'époque de Korganshik le Terrifiant. Lâches, veules et traîtres à leur race, les Polaires auraient dû être éliminés des millénaires plus tôt, comme ç'avait été le cas pour les Petits Insulaires — qui avaient tenté de renverser le Haut Etat-Major —, les Marécageux Jaunes — dont la seule erreur avait été de refuser de renoncer à leur religion — ou encore les Grands Verts des Mangroves — sacrifiés pour un crime si abominable qu'il était interdit d'y faire la moindre allusion.
— Je dois de me rendre à l'observatoire de Trungh, reprit le shangrin lorsqu'il estima que ses paroles avaient eu le temps de faire leur chemin dans l'esprit épais de Mabanghi. Pouvez-vous me trouver un véhicule ?
— Je suis désolé, mais...
Le fouet claqua à nouveau, effleurant la joue du dagsheen, où il laissa une minuscule marque rosâtre.
— Je suis désolé, shangrin, rappela Oormigshank.
Mabanghi le défia du regard.
— Je suis désolé, shangrin, mais la garnison locale ne dispose que d'un chenillard, et il se trouve que celui-ci est en réparations... (Le Polaire hésita.) En fait, pour être exact, cela fait bien deux ans qu'il ne fonctionne plus — mais nos demandes sans cesse réitérées pour obtenir des pièces de rechange demeurent sans réponse.
Il y avait une intonation de reproche dans sa voix, ce qui n'était pas très conforme au code régissant les rapports entre un subalterne et un officier supérieur. L'officier fut à nouveau tenté d'user de son fouet, mais il y renonça aussitôt. S'il exigeait le respect du dagsheen, il pouvait bien écouter les doléances de celui-ci. Un représentant du Haut Etat-Major se devait d'être à l'écoute de ses troupes — pour mieux les châtier en cas de dérive défaitiste ou pacifiste.
— C'est absolument anormal, répondit-il d'une voix pleine d'assurance. Les magasins de Zagüal regorgent de matériel. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer.
Mabanghi fit rouler ses yeux globuleux, où une légère luminescence mordorée avait remplacé l'éclat vert brillant de la douleur.
— Si vous me le permettez, je peux vous l'expliquer, dit-il, mais je le ferai uniquement si vous me donnez votre parole de ne pas me frapper si mes propos vous mettent en colère.
— Seul le non-respect des règles établies est susceptible de provoquer le courroux d'un officier, récita le shangrin. Je vous écoute.
Prudent, le dagsheen recula d'un pas et déclara d'un trait :
— Toute demande de matériel effectuée par Gromilak doit passer entre les palmes du kikuklorr de Rezneck. Or celui-ci. un nommé Goorishmaï, estime que notre garnison n'a aucune raison d'être et qu'il conviendrait de la supprimer — ainsi, d'ailleurs, que l'ensemble de la population civile. Son rêve serait de rayer notre ville de la carte ; c'est parce que nous sommes des Polaires, je suppose.
— Comme vous dites, opina le shangrin, contrarié par ce contretemps. Donc, si je comprends bien, nous allons devoir réquisitionner un véhicule ?
La troisième paupière laiteuse de Mabanghi recouvrit subitement les sphères étincelantes de ses yeux.
— Réquisitionner ? répéta-t-il. Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— Ne me dites pas que vous l'ignorez ? s'emporta Oormigshank, dont les doigts reliés par une fine membrane translucide s'étaient refermés sur le manche du fouet passé à sa ceinture. On ne réquisitionne donc jamais rien, dans ce trou perdu ?
— Les gens ne se laisseraient pas faire. Ils ont leurs biens et ils y tiennent, cela peut se comprendre. Et ils n'aiment pas l'armée, ce qui n'arrange rien, bien évidemment !
Le shangrin fit la grimace. Il avait entendu parler de la mauvaise volonté que mettaient les Polaires à participer à l'effort de guerre, ainsi que de leur antimilitarisme tout à fait illégal. Mais il ne s'était jamais demandé quelle était leur attitude face à des soldats appartenant à leur ethnie. Voilà qui compliquait singulièrement les choses. Partout ailleurs sur la planète — enfin, presque partout —, un officier n'avait qu'à lever le bras pour voir vingt Batoogshans serviles se presser autour de lui, prêts à ôter leur peau toute neuve s'il leur en donnait l'ordre.
Déconcerté par cette situation inattendue, Oormigshank considéra les environs. Les deux soldats étaient debout au coin de deux larges avenues où ne passaient que de rares véhicules. Les passants étaient également peu nombreux sur les trottoirs verglacés, qui reflétaient la lumière jaune des réverbères. Les magasins qui s'ouvraient au rez-de-chaussée des immeubles bas avaient pour la plupart commencé à fermer et les commerçants y servaient avec précipitation quelques clients tardifs. Le shangrin n'avait jamais vu de ville aussi déserte.
Il remonta le col de son manteau isotherme. Le froid commençait à engourdir ses extrémités. Qu'était-il venu faire dans cette contrée hostile, où seule pouvait vivre la vermine polaire ?
— Très bien, dit-il avec fermeté. Je vais vous montrer à quoi ressemble une réquisition effectuée dans les règles.
Avisant une petite voiture jaune qui venait vers eux à faible allure, il s'accroupit en position de saut et, d'une puissante détente de ses membres postérieurs, effectua un bond impressionnant qui l'amena dans l'axe de la trajectoire du véhicule.
Son conducteur, en voyant ce Batoogshan jaillir, semblait-il, de nulle part, donna un brusque coup de volant. Les roues arrière décrochèrent et la voiture se mit en travers de la route, s'immobilisant non loin d'Oormigshank, à l'issue d'un long dérapage sur la neige durcie.
Sans perdre de temps, le shangrin se précipita, ouvrit la portière et tira violemment le conducteur hors de l'habitacle chauffé. Il constata avec satisfaction que celui-ci tremblait de tous ses membres, avant de réaliser que seul le froid était en cause. Malgré leur bien meilleure régulation thermique, les Polaires supportaient les brusques changements de température presque aussi mal que les Batoogshans.
— J'ai besoin de votre véhicule pour accomplir une mission de la plus haute importance ! hurla Oormigshank de toute la puissance de ses poumons. Puis-je l'emprunter ?
Le conducteur — un Polaire ventru, qui ne portait qu'une épaisse gabardine fourrée mais dépourvue de climatisation — acquiesça sans vraiment comprendre de quoi il retournait. Lorsque l'officier, satisfait, le lâcha, il tomba sur son séant, abasourdi, et demeura assis sur le verglas, au milieu de l'avenue, se demandant de toute évidence comment il avait pu en arriver à cette position si inconfortable.
Oormigshank héla le dagsheen :
— Venez ! Qu'attendez-vous ?
Mabanghi obéit à contrecœur, traînant ses pieds chaussés d'épaisses bottes de plascuir mal cirées. Le shangrin lui ouvrit la portière côté passager, et il monta sans un mot à bord de la petite voiture, qui démarra aussitôt.
— Vous allez m'indiquer la route de l'observatoire, ordonna le shangrin.
— Suivez les panneaux Jukandem jusqu'à la sortie de la ville. Ensuite, je vous guiderai. Il y en a pour une heure au grand maximum, trajet urbain compris.
Il paraissait avoir accepté l'idée d'être « réquisitionné », lui aussi. Sans doute les coups de fouet y étaient-ils pour quelque chose, songea Oormigshank. Bien qu'il ne prît aucun plaisir à frapper ses subordonnés, force lui était de reconnaître que ce genre de méthode possédait une grande efficacité dès lors qu'il s'agissait de se faire obéir. Il était heureux de constater qu'elle marchait aussi avec les Polaires.
— Vous savez, ce n'était pas la peine de brutaliser ce pauvre type, reprit le dagsheen, faisant déchanter son compagnon.
— Cela s'appelle l'autorité, crut bon de répondre ce dernier.
Mabanghi leva les coudes à hauteur de ses conduits auditifs, pour se protéger d'une éventuelle réaction du shangrin.
— Vous l'avez pris par surprise, dit-il. En usant de violence, qui plus est.
Il abaissa ses coudes, signifiant par là qu'il était prêt à recevoir le juste châtiment de son impertinence. Le shangrin hésita à le gifler, avant d'y renoncer. Le dagsheen n'avait fait qu'énoncer un fait ; et, alors qu'il condamnait intérieurement la façon dont s'était conduit Oormigshank, il n'avait rien laissé paraître en ce sens, même si sa réplique constituait une authentique remise en question de l'autorité de son supérieur.
— Ne jouez pas à ça avec moi, grogna celui-ci. Je peux vous envoyer dans les commandos-suicide en levant le petit doigt, vous savez ?
— Vous êtes un shangrin, constata Mabanghi d'un air résigné. Cela dit, je croyais que les Polaires n'étaient pas admis dans les commandos-suicide ?
Oormigshank gloussa. Il s'attendait à cette remarque.
— Oh si, ils le sont, corrigea-t-il. A condition qu'ils survivent à l'entraînement — et comme la plupart des instructeurs sont des Marécageux Verts...
Le dagsheen ne put réprimer un frisson. Il savait ce que cela signifiait. Les représentants de l'ethnie dominante s'amusaient souvent à torturer ou lyncher un Polaire ou deux, pour le plaisir — et les membres des commandos-suicide n'étaient pas réputés pour leur tendresse, bien au contraire.
En fait, constata le shangrin. tout semblait se passer comme si les fourbes Polaires n'avaient survécu que pour servir de victimes aux valeureux Batoogshans. Les choses allaient-elles changer, maintenant que ces derniers avaient l'Univers entier pour défouler leur agressivité et s'exprimer à travers leur art belliqueux ? Laisseraient-ils en paix ceux qui étaient leurs souffre-douleur depuis des temps immémoriaux ? Ou bien les élimineraient-ils, comme ils le faisaient quotidiennement pour les nouveau-nés mal formés ?
Cette dernière idée mettait Oormigshank mal à l'aise, sans qu'il pût déterminer pourquoi. Après tout, les Polaires pouvaient être considérés comme des Batoogshans mal formés, en raison de leur faible taille, de la couleur cuivrée des écailles entourant leurs yeux et de la finesse de la membrane unissant leurs orteils trop longs. Il n'y avait aucune raison pour ne pas s'en débarrasser à partir du moment où ils ne présentaient plus d'utilité.
Et comme ils n'étaient même pas fichus de faire de bons militaires, conclut le shangrin après avoir jeté un coup d'œil critique à l'uniforme froissé du dagsheen, leur anéantissement prochain ne faisait aucun doute. Les Batoogshans ne pouvaient se permettre de partir à la conquête de la Galaxie en laissant vivre sur leur monde natal une poignée de traîtres lâches, veules et hypocrites, qui n'attendaient qu'une opportunité pour poignarder dans le dos l'ethnie dominante et l'oligarchie militaire. En s'opposant à la guerre totale, les Polaires avaient commis les crimes majeurs de défaitisme et de pacifisme. Nul ne devait jamais l'oublier.
Jamais.
La petite voiture cahotait sur la route défoncée qui menait à l'observatoire. Toujours conduite par le shangrin Oormigshank, elle avait quitté la voie rapide un quart d'heure plus tôt, pour s'enfoncer dans une vallée sinuant entre les collines arrondies qui s'étendaient à l'ouest de Gromilak. Assis à la place du passager, Mabanghi demeurait silencieux, le regard fixé sur la portion de chaussée encadrée de congères qui apparaissait dans le triple faisceau blanc des phares longue portée.
Il n'avait décidément pas de chance, songeait-il. La garnison de la ville polaire comptait une centaine d'hommes et il avait fallu que ce soit lui qui se trouvât au mauvais endroit au mauvais moment. Mais comment aurait-il pu se douter qu'un officier venu de la capitale allait débarquer ce jour-là de l'express souterrain, pour la première fois depuis des années ?
La vie était pourtant douce à Gromilak — du moins, tant que les Marécageux Verts ne s'en mêlaient pas. La petite cité blottie dans une vallée circulaire, tout au nord du continent Vertical, n'avait jamais connu l'agitation délirante qui régnait dans la plupart des autres villes de Batoog ; les Polaires, se souciant fort peu de participer à l'effort de guerre, avaient toujours réussi à empêcher l'implantation des industries lourdes qui, partout ailleurs, attiraient des foules immenses de travailleurs courbant l'échiné sous les coups et les menaces des militaires. Conséquence logique de cet état de fait, la ville n'était pas considérée comme un point stratégique, ce qui expliquait le peu d'importance de sa garnison, par ailleurs uniquement composée de « félons ».
Comme tous ses semblables, Mabanghi s'était souvent demandé en quoi le fait de s'opposer à la guerre — et au déchaînement de violence qui en découlait inéluctablement — constituait une trahison. Bon nombre de Polaires pensaient en effet que les créatures intelligentes étaient faites pour vivre en paix, même si le comportement agressif des Marécageux Verts semblait apporter un sévère démenti à cette conviction.
La voiture aborda un virage dans un crissement de pneus. Manipulant le volant d'une main, Oormigshank tira à lui la manette des gaz, au moment précis où les roues arrière dérapaient sur une plaque de verglas. Le véhicule fit un bond en avant et, rasant la congère qui bordait la route, sortit de la zone dangereuse. C'était une manœuvre élégante et d'une grande efficacité, estima le dagsheen. Une manœuvre comme seul un conducteur entraîné pouvait en effectuer, compléta-t-il, gagné par un subit respect pour l'aptitude au pilotage dont le shangrin faisait preuve.
— C'est encore loin ? demanda celui-ci.
— Il nous reste un cinquième d'heure de route, pas plus, assura Mabanghi. Si nous étions en plein jour, nous verrions distinctement la coupole, au sommet d'une colline qui doit se trouver sur notre droite.
Oormighshank jeta machinalement un coup d'œil dans la direction indiquée. Il paraissait nerveux, songea le dagsheen. Curieux : les Marécageux Verts — et à plus forte raison leurs officiers — n'avaient pas pour habitude d'extérioriser leurs sentiments. Mais sans doute le contrôle que le shangrin exerçait en temps ordinaire sur lui-même s'était-il un peu relâché avec la fatigue et l'approche de la fin de son voyage.
— Vous prendrez la prochaine route à droite, dit le Polaire. En fait, c'est tout juste une piste. Ne roulez pas trop vite.
— Je sais ce que je fais, rétorqua son compagnon.
Comme annoncé, un embranchement apparut sur la droite dans le faisceau des phares. Ralentissant, Oormigshank aborda le virage à une vitesse assez élevée, toutefois, pour que les pneus projettent dans les airs des gerbes de neige mêlée de boue. Ils avaient de la chance, se dit Mabanghi. Deux cinquièmes d'heure plus tard, c'est sur de la glace qu'ils auraient dérapé.
La route, qui montait en sinuant à flanc de colline, n'était qu'un chemin de terre creusé d'ornières où deux véhicules n'auraient pu passer de front. Le shangrin conduisait avec habileté, mais quelque peu imprudemment au goût de son passager, qui ne cessait de penser aux dizaines de mètres de vide qui les attendaient en contrebas. Il se demanda si l'officier aurait roulé si vite s'il avait connu la profondeur du précipice, et conclut que oui ; le Marécageux Vert appartenait à une ethnie qui se flattait d'ignorer la peur.
Une ornière plus profonde que les autres barrait la route en diagonale. Oormigshank hésita une fraction de seconde avant d'accélérer. La voiture aborda trop lentement le passage du fossé creusé dans le sol par le ravinement ; au lieu de le franchir sur sa lancée, elle s'y embourba proprement — si l'on peut dire ! — et s'immobilisa brutalement, piquant du nez dans une boue pâteuse qui commençait à se solidifier sous l'action du froid.
Muet, les yeux vitreux, le shangrin s'extirpa du véhicule afin d'inspecter l'étendue des dégâts. Mabanghi voulut l'imiter, mais sa portière était bloquée, et il dut se résoudre à de douloureuses contorsions pour sortir du côté conducteur. Une bosse gonflait au-dessus de son œil droit.
— Nous sommes bons pour finir à pied, lui dit Oormigshank d'un ton neutre.
— De toute façon, nous sommes presque arrivés, répondit le dagsheen. L'observatoire n'est plus qu'à dix minutes de marche, maintenant...
Il s'apprêtait à ajouter qu'il existait même un raccourci que seuls les marcheurs pouvaient emprunter, lorsque le ronronnement poussif du moteur de la voiture, qui avait continué à tourner, s'interrompit soudain. Au même instant, les phares, les feux de position et l'éclairage du tableau de bord s'éteignirent simultanément, comme si la batterie s'était vidée d'un seul coup.
Les deux compagnons n'eurent pas le temps de se demander ce qui leur arrivait. Un rayon rose pâle, qui paraissait jaillir de nulle part, les baigna de sa lumière ; perdant subitement connaissance, ils s'effondrèrent sur le sol.
Ensuite, un éventuel observateur aurait eu la surprise de voir leurs corps inertes s'élever — pour disparaître comme par enchantement à une trentaine de mètres du sol.
Mais il n'y avait personne aux alentours. Andy Sherwood y avait veillé.
Le professeur Krasbaueur contemplait avec intérêt les deux créatures tout juste humanoïdes qui reposaient, inertes, sur deux couchettes voisines. Celui de droite, dont l'uniforme portait un nombre incroyable de médailles, badges, broches, épinglettes et décorations en tout genre, devait être un officier, ou quelque chose d'approchant, tandis que l'autre, avec sa tunique froissée et ses bottes éculées, ressemblait fort à un simple soldat. Mais surtout, ce dernier possédait certaines caractéristiques physiques que le vieil homme n'avait jamais observées chez ceux de sa race. Plus petit que son compagnon, il possédait un liséré de minuscules écailles cuivrées autour des yeux, et une petite excroissance circulaire entourait les orifices où aboutissaient ses conduits auditifs. Le plus étonnant, néanmoins, était la langue en tire-bouchon qui dépassait de sa bouche entrouverte.
— Eh bien, professeur, qu'en pensez-vous ? demanda Ronny Blade.
Le savant se gratta la tête. Il avait bien une idée, mais préférait la taire tant qu'il n'aurait pas eu l'occasion de la vérifier.
— Je vais prélever quelques cellules de ces gentlemen et procéder à une analyse génétique. J'effectuerai également un scanner de leur encéphale. Ensuite, il me faudra deux ou trois heures pour analyser les résultats obtenus et régler l'hallucinateur sur la bonne fréquence cérébrale.
— Parfait, ça nous laissera le temps de nous reposer, dit Sherwood. Je suis crevé, moi !
Krasbaueur lui adressa un sourire compatissant. Instantanément transportés dans l'atmosphère de Batoog par le grand téléporteur dont le Maraudeur disposait depuis peu, Andy et Kaxang, à bord de la Maraude 3, avaient survolé la planète à basse altitude pendant plus d'une journée avant de trouver deux Batoogshans suffisamment isolés de leurs semblables pour qu'il fût possible de les capturer en toute discrétion. Ni l'aventurier barbu, ni l'astrogateur n'gharien n'avaient dormi durant tout ce laps de temps — ni depuis, d'ailleurs.
— Va te coucher, l'encouragea Blade. De mon côté, je vais donner un coup de main au professeur.
Sherwood quitta l'infirmerie d'un pas lourd. Il avait accompli sa part du travail : se rendre sur Batoog et y kidnapper des autochtones. Il pouvait maintenant dormir du sommeil du juste.
— Tous les Batoogshans que nous avions rencontrés jusqu'ici ressemblaient à celui-ci, reprit le businessman en désignant la créature de droite. La seule différence est qu'ils portaient des tenues moins... disons moins ostentatoires. Quant à l'autre... Eh bien, je m'avoue quelque peu déconcerté par son apparence physique. Nos adversaires seraient-ils divisés en deux espèces — ou plus, qui sait ?
— L'analyse de leur génome nous le dira, assura le vieil homme.
— Quoi qu'il en soit, voici un nouveau facteur qu'il nous faudra prendre en compte dans la préparation de notre plan. Peut-être pourrions-nous appliquer la vieille devise « diviser pour régner »... (Il considéra les deux batraciens assoupis.) Serait-il possible de procéder à un psycho-sondage ?
— Pour tout vous dire, j'avais l'intention de le faire. Leurs esprits représentent une véritable mine de renseignements scientifiques de première importance ! Je connais un spécialiste des sociétés extraterrestres qui vendrait père et mère pour...
— Je pensais à quelque chose de plus pratique, le coupa Blade. Ainsi qu'à un transfert psycho-linguistique, bien entendu ! Si nous devons nous faire passer pour des Batoogshans, mieux vaut parler couramment leur langage. Et quelques renseignements concernant leur vie quotidienne ne seraient pas superflus, eux non plus !
Krasbaueur inclina la tête sur le côté, les yeux mi-clos. Il avait une fois de plus omis de considérer la situation dans laquelle le Maraudeur et ses passagers se trouvaient placés, fasciné qu'il était par le nouveau champ de connaissance qui s'ouvrait devant lui. C'était toujours la même chose : dès qu'un sujet le passionnait, il en oubliait tout le reste. Pis encore, il devenait de plus en plus distrait avec l'âge, comme si son esprit rencontrait des difficultés lorsqu'il lui fallait traiter simultanément plusieurs chaînes d'informations. Sans parler, bien sûr, de ces idées fixes qui revenaient sans cesse hanter ses pensées — schémas, diagrammes, équations et structures abstraites qui déboucheraient peut-être un jour sur quelque chose de concret.
— Vous aurez tout cela, affirmat-il. Et bien plus encore, faites-moi confiance ! Je vais extirper de ces deux batraciens quadrumanes tout ce qu'il est possible d'en tirer. Et le tout sans leur faire de mal, ni leur causer le moindre tort ; ce n'est pas parce qu'ils sont nos ennemis qu'il faut pour autant les maltraiter.
— J'abonde dans votre sens, opina Blade. Un prisonnier de guerre est un prisonnier de guerre — et même si ces gens-là n'ont pas signé la Convention de Bêta du Centaure, il serait cruel et inutile de les faire souffrir d'une manière ou d'une autre. D'autant plus que nous n'avons pas la preuve que les deux Batoogshans que nous avons capturés sont des criminels du même acabit que ceux auxquels nous avons déjà eu affaire sur Tzula, Santillinia et Joklun-N'Ghar !
Krasbaueur le dévisagea avec intérêt et curiosité :
— Vous ne croyez pas à la culpabilité collective de la race dans son ensemble ?
— Cela me paraît une explication trop facile. L'image que les Rigeliens nous ont donnée de la situation est trop contrastée à mon goût. Trop nette. Ils se sont attribué le beau rôle tout en faisant des Batoogshans un genre de croquemitaines galactiques mus par une haine farouche et inextinguible. J'ai du mal à admettre que tout un peuple — même intoxiqué, manipulé et fanatisé par une propagande d'une grande efficacité, comme cela s'est déjà vu, sur la Terre et ailleurs — puisse être réduit à un tel cliché.
Le vieux professeur remonta ses lunettes ovales sur son nez. Il y avait du vrai dans ce que disait Blade, mais celui-ci omettait un détail de première importance dans son raisonnement. Les Batoogshans d'aujourd'hui n'étaient pas ceux d'hier ; et si ces derniers avaient possédé une agressivité naturelle que l'on pouvait qualifier d'excessive, n'était-il pas logique de penser que celle-ci n'avait fait que s'exacerber avec le temps, en raison de l'isolement imposé par l'écran que les Rigeliens avaient tendu autour de Batoog ?
— Ils ont vécu durant des millénaires prisonniers de leur planète, dit Krasbaueur. Ce n'était que la conséquence des crimes de leurs ancêtres — mais sans doute ont-ils fini par l'oublier, à moins qu'on n'ait volontairement oblitéré leur mémoire collective et réécrit leur Histoire ! Aux yeux des Batoogshans, ce châtiment ne saurait être qu'injuste. Dans leur esprit, ils sont seuls face au reste de l'Univers... Et le reste de l'Univers leur en veut à mort, bien entendu ! Ce ne serait pas la première fois qu'un isolement forcé déboucherait sur une paranoïa collective !
Le businessman fronça les sourcils.
— Je reste persuadé qu'il y a parmi eux des individus dignes d'être connus, dit-il doucement.
Le professeur convint qu'il partageait également ce sentiment. Ou qu'il souhaitait le partager — car du fond de sa mémoire émergeait un souvenir fort ancien, celui d'une scène remontant au temps de sa lointaine jeunesse. Soudain envahi par une violente émotion qu'il se savait incapable de maîtriser, il se laissa tomber, plus qu'il ne s'assit, sur un tabouret, sous les yeux intrigués de son interlocuteur.
— Cela ne va pas, professeur ?
Krasbaueur secoua la tête, les traits crispés. L'inquiétude lui broyait la poitrine dans un étau douloureux et son cœur battait à tout rompre, mais il ne l'aurait avoué pour rien au monde. Luttant contre le malaise qui s'était emparé de lui, il articula avec peine :
— Ce n'est rien... Je viens juste de me rappeler d'un contre-exemple flagrant à votre affirmation. (Devant l'air interrogateur du businesman, il poursuivit d'une voix plus égale :) C'était à la fin du siècle dernier, en 94 ou 95. J'avais obtenu l'année précédente mon diplôme de géologue et un ami de mes parents m'avait trouvé un emploi au sein de la N'Guyen Tan Trî Mining Co — une compagnie spécialisée dans la mise en exploitation de gisements minéraux sur des mondes vierges.
« Ma première mission se déroula sur une planète nommée Cychlid... Un planétoïde, plutôt, dont la pesanteur ne dépassait pas celle de Mars [15]. Deux grands continents se partageaient l'essentiel de sa surface, séparés par une mer en forme d'anneau. Il n'y avait pas la moindre trace d'une civilisation quelconque. Notre vaisseau, le Schrôdinger, se posa dans une vaste plaine couverte d'herbes hautes, où les détecteurs indiquaient la présence de nombreux gisements. Bon, vous connaissez la suite — vous êtes passé par là des dizaines de fois. Notre travail était presque achevé et nous nous apprêtions à repartir, lorsqu'un écho apparut sur le radar. Par bonheur, le commandant de l'expédition eut la présence de brancher le champ protecteur ; il s'agissait alors d'un tout nouveau dispositif, et le Schrôdinger avait été équipé du premier modèle mis en vente.
« Une bulle de lumière jaillit de nulle part, crachant un trait de flamme qui s'écrasa sur l'écran. Sans hésiter, nous décollâmes en catastrophe. Notre vaisseau était à peine plus rapide que son adversaire, mais nous réussîmes finalement à lui échapper et à lancer un S.O.S. Celui-ci fut capté par un minéralier robot einsteinien, qui le relaya jusqu'à la plus proche base de la Spatiale. Pendant ce temps, nous foncions droit devant nous vers l'extérieur du système, poursuivis par une sphère aussi brillante qu'un soleil, qui nous décochait de temps à autre un rayon thermique, en général mal ajusté.
— Pourquoi ne pas avoir plongé dans le subespace ? interrogea Ronny Blade.
— Il aurait fallu pour cela couper le champ protecteur, voyez-vous ; le stabilisateur de phase ne devait être inventé qu'une vingtaine d'années après cette histoire. Cette course insensée a duré sept jours — le temps qu'une escadre nous rejoigne. A peine celle-ci avait-elle réémergé que la bulle lumineuse infléchissait sa course pour fuir en direction de Cychlid, devenue gibier à son tour. L'escadre la prit en chasse, tandis que le Schrôdinger plongeait à destination de la Confédération. A notre arrivée sur Burdon, nous apprîmes avec stupeur que le monde que nous avions en partie exploré avait été réduit en cendres à la suite d'une explosion thermonucléaire d'une puissance considérable. Les vaisseaux de la Spatiale avaient échappé de justesse à la destruction en s'immergeant en catastrophe dans le subespace.
« La version officielle de cette affaire s'arrête là. Et je fus convaincu de sa véracité jusqu'au jour où, au milieu des années 20, je fis la connaissance du docteur Saïburaï, un scientifique pluridisciplinaire un peu dans mon genre. Nous devînmes aussitôt amis et nous allâmes même jusqu'à travailler ensemble sur quelques projets communs. Or, Saïburaï était, entre autres, responsable du Service des Enigmes non Résolues — un organisme rattaché aux ministères de la Défense et de l'Intérieur. Quand je lui parlai de la « micro-odyssée » du Schrödinger, il me montra l'épais dossier concernant l'étrange affrontement qui avait eu lieu dans ce qui était encore la zone marginale, à l'époque. J'y jetai un rapide coup d'oeil — et quelque chose retint mon attention. Plusieurs années après l'explosion de Cychlid, un vaisseau scientifique avait effectué des relevés dans la ceinture d'astéroïdes qui occupait désormais l'orbite de la planète désintégrée. Attiré par une radioluminescence hautement anormale, il avait découvert une mystérieuse « boîte », faite d'antimatière, que protégeait un champ d'une nature inconnue.
« Je demandai ce que cet objet était devenu. Après de vaines de tentatives de manipulation à l'aide de champs de force, il avait été placé sur une orbite où il ne présentait aucune menace pour qui que ce fût... Pour abréger, disons que je me suis penché sur la question est que c'est à cette occasion que j'ai inventé mon fameux convertisseur matière-antimatière qui m'a valu mon premier prix Nobel en 31 ou 32 — je ne sais plus...
« Une fois ouverte, la « boîte » s'avéra contenir un cristal de couleur bleue. Décoder les informations contenues dans sa structure moléculaire nécessita une dizaine d'années supplémentaires — je n'avais pas que ça à faire, j'y travaillais à me rares moments perdus —, mais je finis par y parvenir, et ce que je découvris me glaça d'effroi. Alors seulement, je réalisai ce à quoi mes compagnons et moi avions échappé bien des lustres plus tôt, sur un monde anéanti nommé Cychlid...
Krasbaueur se tut, revivant par la pensée les sentiments qui avaient été les siens lorsque la terrible vérité s'était mise à nu sous ses yeux.
— Eh bien, professeur ? insista le businessman, suspendu aux lèvres du vieil homme. De quoi s'agissait-il ?
— Imaginez une race super-civilisée, qui ne compterait que quelques centaines de milliers de représentants. Une race qui, en raison d'une conformation physique imparfaite, ne doit sa survie qu'à une intelligence exceptionnelle. Une race dont chaque représentant souffre en permanence, de l'instant de sa conception à celui de sa mort ! Ce peuple a existé, il y a fort longtemps. Il vivait sur Cychlid, dans une douleur perpétuelle. Et malgré celle-ci, il luttait pour survivre, à la recherche d'un moyen de mettre fin à son calvaire.
« Des siècles durant, ses savants étudièrent les autres formes de vie, essayant de comprendre pourquoi ils étaient les seuls à souffrir de la sorte. En vain. La biologie n'était pas le fort de ces créatures — donnons-leur le nom de Naüjenos. Par contre, ils excellaient naturellement dans les sciences physiques, et l'un d'entre eux découvrit un jour un moyen de transférer l'esprit d'un Naüjenos vers un support constitué d'énergie pure. La souffrance cessait alors, mais le niveau énergétique nécessaire pour entretenir un tel organisme brûlait en quelques jours l'esprit en question. Les calculs permirent d'établir que seule la totalité des Naüjenos pourrait contrôler un support de cette nature.
« A l'issue d'un bref débat, l'opération fut lancée. Passons sur les détails, voulez-vous ? Quelques centaines de milliers de créatures au système nerveux défectueux s'unirent en un fabuleux « Gestalt », organisé autour d'une sphère immatérielle recelant autant de puissance qu'un soleil miniature. Et la première chose que fit cette nouvelle entité fut de rayer de la planète tous les animaux qui y vivaient, de les exterminer. Par haine pure et simple. On aurait pu croire que la disparition de la douleur avait apaisé les Naüjenos ; il n'en était rien. En fait, s'il faut en croire les données du cristal, ils n'avaient pas supporté ce nouvel état ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, la souffrance leur manquait. Alors, ils devinrent fous. Ou quelque chose d'approchant.
— Qui a enregistré ce cristal ? demanda-t-il, les sourcils froncés.
— L'inventeur du procédé, répondit le vieux professeur. Il comptait se transférer le dernier, mais l'attitude psychotique de la sphère d'énergie l'en avait dissuadé. (Il battit des paupières.) Lorsqu'il a fini par mourir, la créature immatérielle constituait à elle seule l'ensemble du peuple des Naüjenos... Voilà. C'est, à ma connaissance, l'unique exemple d'une race entièrement « mauvaise », dont tous les représentants pouvaient être considérés comme responsable de ses actes malfaisants. Dans tous les autres cas, il existait toujours quelques individus pour refuser la spirale de haine et de violence dans laquelle leurs semblables se retrouvaient entraînés par des instances supérieures tyranniques.
Le businessman réfléchit un instant.
— Votre contre-exemple me pose un problème, marmonna-t-il. Peut-on en effet parler de peuple quand celui-ci se retrouve réduit à une seule entité ?
Krasbaueur sourit. Il s'attendait à une remarque de ce genre.
— Une entité collective, rappela-t-il. Même si le Gestalt en question ne formait plus qu'une unique individualité, il ne faudrait pas oublier qu'à son origine se trouvaient des centaines de milliers d'esprits différents.
L'un des terminaux alignés sur un plan de travail, le long du mur métallique du laboratoire, émit une stridulation sur trois notes. Chassant de son esprit la discussion en cours, le vieil homme se tourna vers la machine et lut les quelques lignes qui venaient d'apparaître sur l'écran.
— Il est temps de nous y mettre, annonça-t-il. Mon réseau local, qui vient d'achever les analyses préliminaires, réclame des données fraîches afin de poursuivre son travail.
Ronny Blade fit mine de remonter les manches de son justaucorps noir et blanc.
— Très bien, allons-y, dit-il en posant la main sur l'épaule de l'officier à l'uniforme surchargé de galons.
Le Maraudeur, invisible et indétectable, suivait à présent une orbite circumsolaire voisine de celle de Batoog. Tous moteurs éteints, ses capteurs et détecteurs débranchés, il accompagnait la troisième planète dans sa course, à une distance de quelques millions de kilomètres. Ignorant de quelles ressources technologiques disposaient les Batoogshans, Red Owens avait décidé de ne pas prendre de risques inutiles et de demeurer hors de portée d'éventuels télévoyeurs capables de percer le champ déflecteur de son navire. Le moment n'était pas venu d'affronter à visage découvert les cruels batraciens quadrumanes.
Aux yeux de Crayola, cette précaution ne tempérait nullement la bravoure dont faisaient preuve les Terriens en s'attaquant à un adversaire nettement plus puissant qu'eux. Et la Fadama ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'admiration à l'égard de ces humains intrépides, qui partageaient avec elle le sentiment qu'aucune énigme ne devait demeurer sans solution. Une planète tout entière avait disparu, plongeant peut-être dans les abîmes du temps pour échapper à la glaciation ; les Batoogshans, triomphant de l'écran qui les isolait naguère du reste de l'Univers, s'apprêtaient vraisemblablement à fondre sur la Confédération terrienne... Et que faisaient Blade, Baker et leurs compagnons ? Au lieu d'avertir leur gouvernement, de demander de l'aide, ils décidaient de déclencher le conflit eux-mêmes, au risque de se retrouver anéantis par des forces bien supérieures aux leurs.
Que pouvait, en effet, un unique vaisseau contre un peuple dont tous les efforts, depuis des millénaires, tendaient à porter la destruction dans toute la Galaxie ? Batoog était, ne pouvait être qu'une forteresse inexpugnable, aussi puissamment défendue que la Terre elle-même.
Toutefois, le Maraudeur n'était pas non plus dépourvu d'atouts, songea Crayola. Outre ses écrans déflecteurs, qui le rendaient indécelable pour la plupart des détecteurs, il emportait dans ses flancs toute une « quincaillerie » — pour reprendre le terme employé par Andy Sherwood — hautement performante : générateurs de champ de coercition capables d'enfermer les navires les plus imposants à l'intérieur d'une infranchissable bulle d'énergie, les privant ainsi de toute capacité de manœuvre ; projecteurs de leurres, qui matérialisaient des images-fantômes de l'astro-cargo, allant même jusqu'à donner à ces illusions une pseudo-masse obtenue par infléchissement des mailles de l'espace-temps ; navettes pourvues du dernier cri en matière de technologie avancée... Mais de tous ces gadgets et ustensiles, le plus utile — et aussi le plus impressionnant — était sans nul doute le téléporteur géant qui avait permis d'envoyer sur Batoog la navette, pilotée par Sherwood, qui avait enlevé les deux batraciens reposant à présent dans le laboratoire du professeur Krasbaueur.
Depuis son départ de Fadam, Crayola avait l'impression que tous ses fantasmes d'adolescente se réalisaient un à un. Combien de fois avait-elle souhaité que des extraplanétaires abordent son monde natal et l'emmènent avec eux à la découverte d'autres terres, d'autres civilisations ? Et combien de fois avait-elle rêvé d'appareils insensés, fruits d'une science hyper-avancée, comme ceux qui équipaient le Maraudeur ? Seule manquait au tableau, en fait, une idylle avec un homme de l'espace ; les héroïnes des romans de fiction-spéculation finissaient toujours dans les bras d'un bel étranger à l'intelligence supérieure. Mais c'était Jaïlana qui, le plus involontairement du monde, avait accompli cette figure imposée de la FS. Crayola éprouva un vague pincement dans la poitrine. Connaîtrait-elle, elle aussi, le bonheur de rencontrer enfin son Complément ?
Elle fut tirée de ses pensées par l'arrivée de sa compatriote, accompagnée de Red Owens. Kaxang, seule autre personne présente dans le poste de pilotage, adressa un salut négligent à son supérieur, puis reporta son attention sur l'écran placé devant lui. Il étudiait, à la demande du professeur Krasbaueur, la structure multidimensionnelle du labyrinthe gravifique entourant Rigel, et cette tâche paraissait le passionner au plus haut point.
Quittant son fauteuil, Crayola se porta à la rencontre du couple. Moulé dans sa combinaison d'uniforme dont la couleur vert bouteille allait à merveille avec ses cheveux incendiaires, une large ceinture de plastimétal autour des hanches, le pacha du Maraudeur avait fière allure. Jaïlana, quant à elle, portait une minijupe de cuivre souple — bien évidemment dénichée dans la garde-robe de cette Samantha Montgomery au goût si sûr —, des cothurnes aux sangles écarlates et un unique gant du même rouge qui montait au-dessus du coude de son bras droit. La journaliste se demanda si Red Owens connaissait la signification de ce dernier détail. Puis elle aperçut le lourd étui qui pendait sur la cuisse du colosse roux, et elle comprit que, lui aussi, il s'était préparé au combat.
— Ronny et le professeur ne devraient pas tarder à arriver, dit-il d'entrée de jeu. J'avoue que je suis assez impatient de connaître le résultat des analyses...
— Pour savoir à quelle sauce nous allons être mangés ? lança Kaxang, sarcastique, sans même lever les yeux de son moniteur.
L'astronaute ne prit pas la peine de relever la réflexion de l'astrogateur. Décidément, ces deux-là entretenaient des rapports qui n'avaient pas grand-chose à voir — du moins, pour autant que Crayola pût en juger — avec les relations qui existaient habituellement entre un commandant de bord et l'un de ses subordonnés. Kaxang semblait prendre les choses un peu trop à la légère, notamment sur le plan de la discipline, tandis que Red Owens fermait les yeux sur les écarts et incartades du N'Gharien. La journaliste aurait donné cher pour connaître les raisons du statut particulier dont semblait jouir ce dernier.
— Ronny a également laissé entendre qu'il comptait annoncer la composition du commando qui descendra sur Batoog afin de préparer l'opération proprement dite, reprit le colosse.
A cet instant, Baker entra dans le poste de pilotage. Il portait un jogging noir et blanc, des sandales de toile et un minuscule diffuseur au creux de l'oreille gauche. Sans doute se repassait-il pour la millième fois Blamakada, ce morceau qui, quoique composé par une pieuvre intelligente et non par l'un des concepteurs de « tubes » des grandes compagnies discographiques, avait connu un succès phénoménal dans toute la Confédération. Crayola, qui avait entendu trois ou quatre fois cet air pétillant, basé sur des harmonies insolites, ne comprenait pas l'engouement du Terrien
— d'autant moins que, selon Blade et Sherwood, Baker n'avait rien d'un mélomane.
— Ronny n'est pas encore là ? demanda-t-il, l'air ennuyé.
— Il va arriver d'un instant à l'autre, assura Owens.
S'écartant de lui, Jailana fit trois pas pour aller s'asseoir dans l'un des grands fauteuils anti-g de la passerelle. Elle se déplaçait avec lenteur, estima Crayola. Avec lenteur, souplesse et détermination. Rien d'étonnant à cela : avant de devenir la deuxième Fadama dans l'espace, elle avait reçu la stricte éducation des guerrières du temps jadis. Des heures durant, elle s'était entraînée à contrôler chacun de ses muscles, apprenant les subtilités de toutes les disciplines qui conduisaient à l'équilibre parfait, tant physique que mental.
Owens et Baker discutaient à présent de l'opportunité de convoquer une réunion à une heure si tardive
— du moins, par rapport au cycle nycthéméral artificiel du Maraudeur. Se désintéressant de leur conversation, Crayola se laissa tomber dans un fauteuil voisin de celui occupé par Jaïlana.
— D'où sors-tu ce gant ? s'enquit-elle.
— Ce n'en est pas un, mais un film que l'on vaporise et qui se solidifie — tout en demeurant souple — au contact de la peau. Je n'ai rien trouvé d'autre pour sacrifier à la coutume.
— Tu es donc décidée à te battre ?
— Pas décidée : prête. Prête au combat, si nécessaire. Mais tu me connais : je ferai tout pour éviter d'en arriver là.
Crayola posa la main sur celle de Jaïlana. Le pseudo-gant était doux et soyeux sous ses doigts.
— A condition que tu puisses agir, et cela m'étonnerait que ton complément te laisse risquer ta vie et celle de ton enfant à naître, rappela la journaliste en jetant un rapide coup d'oeil en direction de Red Owens.
— Nous avons convenu de ne pas nous séparer. Nous resterons donc à bord du Maraudeur pendant que vous descendrez sur la planète.
— Vous ?
Jaïlana parut un instant déconcertée, puis elle adressa son plus beau sourire à son amie.
— Je crois que j'ai gaffé. Eh bien, oui, tu seras de la partie, Blade l'a dit à Red. Il a même ajouté que tu te montrerais certainement très utile — ne me demande pas pourquoi !
Andy fit irruption dans la vaste salle. Son teint fripé indiquait qu'il venait de toute évidence de se lever — et qu'il n'avait pas suffisamment dormi pour récupérer de la fatigue accumulée durant sa mission de trente heures à la surface de Batoog. Derrière lui venaient Chuck Nilson, Wayne Serpico et deux hommes d'équipage dont Crayola avait oublié les noms. Leur arrivée déclencha une subite agitation, tout le monde se mettant à gesticuler et à parler en même temps. Même Kaxang abandonna son terminal pour se joindre à la conversation. Il régnait une ambiance de fièvre et de tension extrême.
Blade et le professeur choisirent ce moment pour pénétrer à leur tour dans le poste de pilotage, l'un vêtu d'une blouse blanche constellée de taches de tailles et de couleurs variées, l'autre en tenue de travail : combinaison flottante bleue aux multiples poches et trousse à outils en bandoulière. Le mégot d'un mince cigarillo dénicotinisé était vissé au coin de ses lèvres. Il paraissait fatigué, mais d'excellente humeur.
— Mesdames, messieurs, commença Krasbaueur, je vous prierai tout d'abord d'excuser notre retard, mais la densité des informations recueillies est telle que nous avons consacré près de six heures à les passer en revue. Cela dit, j'ai une très bonne nouvelle pour nous tous : nous savons désormais en quel endroit de Batoog se trouve la station qui génère le labyrinthe gravifique encerclant Rigel. (Il toussota.) Passons maintenant à la mauvaise nouvelle : quand le chat n'est pas là, les souris dansent ! Ce que je veux dire par là, c'est que les Batoogshans sont sur le point de lancer une offensive sur toute la frange orientale de la Confédération... (Il marqua un temps d'arrêt, dévisageant une à une les personnes présentes, comme s'il cherchait à deviner par avance quelle serait leur réaction.) Pour être précis, cette attaque doit se produire cet après-midi, aux environs de dix-sept heures.